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A Bruxelles, le débat européen sur les forêts s’intensifie entre la Commission européenne et les États membres. Point d’étape et décryptage des enjeux.

S’appuyer sur la biodiversité pour mieux gérer nos forêts

En dévoilant sa nouvelle stratégie européenne sur les forêts, la Commission a surpris beaucoup d’observateurs par l’ambition de ce texte.

Tout part d’un constat : les forêts européennes ne disparaissent pas en surface mais leur état de conservation, c’est-à-dire la qualité de fonctionnement de l’écosystème, est fragile. Par exemple, en France, seules 18% des forêts d’intérêt communautaire sont dans un état de conservation favorable. Dans un rapport rendu public le 4 octobre 2021, la Cour des Comptes européenne explique que « l’Union Européenne a approuvé́ les directives «Habitats» et «Oiseaux», et la Commission a adopté́ plusieurs stratégies visant à remédier au mauvais état des forêts européennes en matière de biodiversité́ et de conservation [mais que] la qualité́ des mesures de conservation en faveur des habitats forestiers relevant des directives restait problématique ». 

Si tous les acteurs s’accordent sur la nécessité de construire des stratégies d’adaptation des forêts au changement climatique, cet apparent consensus cache, en réalité, une tension entre des visions divergentes de la foresterie. D’un côté, il y a ceux qui utilisent l’alibi climatique pour expliquer qu’il est indispensable d’augmenter la récolte de bois -puisque les forêts vont inéluctablement dépérir- et replanter avec des espèces plus adaptées aux besoins de l’industrie du bois. De l’autre, il y a ceux qui défendent l’idée qu’il faut améliorer l’état de conservation des forêts existantes, réaliser avec beaucoup de prudence des plantations d’enrichissement, pour renforcer leur résilience et donc leur capacité à produire du bois. 

En assumant de lier les enjeux de biodiversité et de climat, la Commission européenne tranche et provoque donc, fort logiquement, la réaction d’une partie de la filière forêt-bois qui avait réussi jusqu’à présent à imposer sa vision aux politiques.

Genèse d’un texte accouché aux forceps

Dès son élection à la tête de la Commission européenne, la présidente européenne de l’exécutif Ursula von der Leyen a annoncé vouloir faire de l’écologie l’un des chantiers majeurs de son mandat. 

En décembre 2019, le pacte vert annonce une remise à plat de nombreuses politiques européennes et l’élaboration d’une stratégie européenne pour la biodiversité. En interne, au sein de la Commission, la direction générale de l’environnement (DG ENVI) revendique de pouvoir peser davantage dans le débat sur les forêts face à la direction générale de l’agriculture et du développement rural (DG AGRI). Le premier round a eu lieu, le 4 février 2020, avec l’organisation par la DG ENVI d’une grande conférence à Bruxelles réunissant plus de 500 participants. Peu habitué à la contradiction, cette conférence fut douloureuse pour les habituels lobbyistes de la filière forêt-bois qui ont vu leurs arguments simplistes démontés un à un par des scientifiques invités à la tribune. Le deuxième round fut donc l’élaboration de cette stratégie européenne sur les forêts. Alors qu’elle espérait saboter en interne le texte, la DG Agri a senti qu’elle était en train de perdre ses arbitrages. Début juin, le document de travail fuite et provoque, fort opportunément, une levée de boucliers immédiate des représentants de la filière forêt-bois d’Europe du Nord (Suède, Finlande). La pression devient politique. 

A quelques jours de sa publication officielle, onze Ministres de l’Agriculture écrivent à la Commission pour lui demander de revoir sa copie. Parmi eux, Julien Denormandie. Problème, la tonalité de cette lettre est sensiblement différente de la position officielle du gouvernement, envoyée le 6 juillet à la Commission : si la France soulève de nombreuses réserves, elle n’exige pas non plus son enterrement et souligne en particulier le rôle que pourrait avoir cette stratégie pour préserver la biodiversité.  Une position arrachée par la Ministre de la transition écologique, Barbara Pompili et la Secrétaire d’État à la biodiversité, Bérengère Abba.

La pression est maximale et Canopée décide de montrer qu’il existe d’autres voix au sein de la filière forêt-bois qui soutiennent la proposition de la Commission européenne. Nous lançons un appel à signature d’une tribune : en moins d’une semaine, plus de 1500 propriétaires forestiers, gestionnaires, exploitants, entrepreneurs de travaux, chercheurs, associatifs soutiennent l’initiative.

Finalement publiée le 16 juillet 2021, le texte de la Commission est partiellement édulcoré : la pratique de la coupe rase qui devait être « évitée » doit finalement être « considérée avec prudence ». Mais l’essentiel est préservé : ce texte pose, pour la première fois et de façon centrale, l’enjeu de la restauration de la biodiversité dans les forêts européennes comme un préalable pour pouvoir continuer à produire du bois sur le long terme. 

La bataille se poursuit au sein du Conseil de l’Union Européenne

La proposition de la Commission mise sur la table, c’est désormais aux ministres des différents pays membres puis aux députés européens de réagir. 

Toute la difficulté de l’exercice est que ce sont les Ministres de l’Agriculture qui sont traditionnellement en première ligne pour les enjeux liés à la forêt et qu’ils n’entendent pas que cela puisse être remis en cause. Une première réunion des Ministres de l’Agriculture a eu lieu le 18 septembre et une autre le 4 octobre. La charge est sévère, même si elle s’adoucit d’une réunion à l’autre. D’une opposition frontale à cette stratégie, la position du Conseil s’oriente vers des réserves ou des demandes de clarifications.

Les principaux points d’achoppement sont les suivants :

  • La forêt relève de la compétence des États membres, et non de l’Union Européenne. C’est le principal argument mis en avant par les Ministres de l’Agriculture…sauf que c’est bien l’Union Européenne qui a une compétence en matière de biodiversité car c’est elle qui signe et engage les États membres dans le Convention sur la Diversité Biologique.
  • La création d’un système de suivi et d’évaluation européen des forêts ferait doublon avec les outils existants, comme l’Inventaire Forestier National en France. Sauf que ces outils ne sont pas harmonisés au niveau européen et peu adaptés pour suivre l’état écologique des forêts. Le 2 juillet 2020, une étude publiée dans la revue Nature et réalisée par le Centre Commun de Recherche (CCR) de la Commission européenne fait grand bruit : elle montre que la surface de forêt exploitée en coupe rase a augmenté de +49% sur la période 2016-2018 par rapport à la période 2011-2015. L’Institut Forestier Européen réagit un peu plus tard avec une autre étude. Le débat est ouvert et montre l’importance de se doter de méthodologie robuste et partagée.
  • La création d’une nouvelle certification pour valoriser la sylviculture à couvert continu est inutile, les certifications PEFC et FSC sont suffisantes pour garantir la gestion durable des forêts. Sauf que ces certifications ne font aucune distinction entre le meilleur et le pire et continuent de reconnaitre comme durable des pratiques extrêmement controversées. Pour les industriels de la forêt-bois, la sylviculture à couvert continu est au mieux tolérée mais reconnaitre que c’est une pratique à encourager, avec par exemple une fiscalité plus avantageuse, est une menace vitale à leurs intérêts.

Pourquoi les Ministres de l’Environnement ont un rôle décisif

Sylvain Angerand, coordinateur des campagnes de Canopée remet à Barbara Pompili, Ministre de la transition écologique, la lettre de soutien à une politique européenne des forêts en faveur de la biodiversité, co-signée par plus de 1500 acteurs de la filière forêt bois.

La présidence slovène de l’UE s’est fixée jusque fin novembre pour faire aboutir le texte de conclusion du Conseil sur la stratégie européenne pour les forêts. Le débat s’ouvrira ensuite au Parlement européen. 

La question centrale est de savoir jusqu’à quel point les Ministres de l’Environnement des différents États membres peuvent peser contre les Ministres de l’Agriculture pour éviter un détricotage de la stratégie proposée par la commission.

Le 6 octobre 2021, un premier Conseil de l’Environnement a eu lieu pour discuter de ce texte. Le soutien public est timide, à l’exception du Ministre de l’Environnement autrichien qui a salué la stratégie alors même que le ministère de l’Agriculture de son pays mène la fronde. La position exprimée par la France est moins lisible : alors que Barbara Pompili s’est exprimée dans une note publiée sur Terra Nova pour une refonte de la politique forestière en s’appuyant davantage sur la biodiversité, la discussion reste très intense en interministériel où elle fait face à une opposition frontale de Julien Denormandie. Les prochaines semaines seront décisives.

Les forêts sont à la croisée des chemins. La stratégie européenne sur les forêts est une opportunité historique de prendre le bon tournant. Un choix qui dépendra de notre capacité à faire entendre la voix des citoyens, des associations et de nombreux acteurs de la filière forêt-bois progressistes.

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