La Commission européenne publie aujourd’hui une proposition de loi pour mettre fin à la déforestation associée à ses importations de commodités agricoles. Décryptage.
Alors que 2020 a été la pire année depuis 2012 pour la déforestation en Amazonie et que les forêts tropicales ont perdu 12 millions d’hectares de couvert forestier, l’Europe se saisit enfin du problème.
A travers ses importations, l’Union Européenne est le deuxième plus gros responsable de la déforestation tropicale. Huile de palme, soja, bœuf, cacao, cuir… les importations de l’Union européenne ont provoqué la déforestation de l’équivalent de 35 fois Paris entre 2005 et 2017. Cela équivaut à 40% des émissions de C02 annuelles globales de l’UE.
Cette loi est donc une opportunité historique de freiner radicalement la déforestation mondiale. La proposition publiée par la Commission aujourd’hui marque un premier pas dans cette direction mais devra être consolidée par le Parlement européen et le Conseil, dont la France assurera la présidence au premier semestre 2022, pour répondre efficacement à l’enjeu.
“En proposant une loi encadrant la déforestation, l’UE marque un tournant dans la protection des forêts”, explique Klervi Le Guenic, chargée de campagne forêts tropicales à Canopée. “Le projet publié aujourd’hui pose une première base qui reste cependant incomplète: le Conseil et le Parlement européens doivent maintenant en réhausser le niveau d’ambition afin de s’assurer de son efficacité »
Alors qu’en octobre 2020, le Parlement a adopté un rapport fixant des recommandations ambitieuses pour cette législation, beaucoup n’ont pas été retenues dans la proposition de la Commission. Décryptage.
Un point essentiel de cette loi est qu’elle interdit la mise sur le marché de commodités et produits qui ne soient exempts de déforestation, qu’elle soit légale dans le pays de production ou pas. Aller au delà de cette distinction est essentiel pour garantir son efficacité car les lois nationales peuvent autoriser la conversion de large pans d’écosystèmes (au Brésil par exemple, la loi sur la protection de la végétation naturelle autorise les propriétaires de terres forestières à en convertir jusqu’à 80% si elles sont situées dans le Cerrado).
La loi exige que les entreprises qui placent les produits sur le marché mettent en place un système de devoir de vigilance incluant la géolocalisation des parcelles où les commodités ont été produites et un système de traçabilité rigoureux. Un excellent point qui devrait faire l’objet d’un intense bras de fer avec les grands négociants internationaux (Cargill, Bunge, Louis Dreyfus) qui refusent jusqu’à présent d’avancer sur ce point. L’un des principaux risques d’échec de cette législation est que les entreprises arrivent, à force de lobbying, à réintroduire la possibilité d’utiliser des systèmes de certifications sans traçabilité.
Parmi les différentes options examinées par la Commission européenne (devoir de vigilance obligatoire, système de benchmarking, certification, labels), l’option retenue est un système de devoir de vigilance couplée à une analyse de risque des pays producteurs. Une option solide mais qui va ouvrir une intense négociation politique sur les critères de classification des pays à risque ou les mesures à prendre par les entreprises pour réduire leur exposition aux risques.
Pour Sylvain Angerand, coordinateur des campagnes pour Canopée et co-auteur d’un rapport pour mettre fin aux importations de soja à risque, remis au gouvernement français en 2020: “La proposition de la Commission place les discussions sur les bons rails en poussant à plus de traçabilité, de transparence et un renforcement des obligations de responsabilité des entreprises. Il s’agit de l’option la plus solide mais aussi la plus complexe car elle comporte potentiellement de nombreuses failles. Les discussions au Parlement et au Conseil pour consolider le texte vont donc être décisives”.
La loi ne se réfère explicitement qu’aux forêts. Pourtant de nombreux autres écosystèmes comme les savanes et tourbières sont menacés par l’expansion agricole entraînée par nos importations.
Dans le cas du soja par exemple, l’explosion de la demande a entraîné la disparition de la moitié du Cerrado, la plus grande savane tropicale d’Amérique du Sud et la plus riche au monde. C’est l’équivalent de la surface de la France, l’Allemagne, la Belgique et les Pays Bas qui a déjà été sacrifiée. En n’incluant pas la protection des savanes, cette loi ne permettra pas de répondre à la première cause de déforestation de l’UE.
Alors que de nombreux acteurs, y compris le secteur privé, ont appelé à ce que la loi permette de répondre au problème de la conversion des écosystèmes, le message n’a pas été entendu. Une révision de la loi est prévue deux ans après son adoption pour en élargir le périmètre, mais cela intervient bien trop tard. Avec une moyenne de 140 000 hectares par an de conversion de la végétation du Cerrado, dans cinq ans, ce seront 700 000 hectares supplémentaires qui auront été déforestés.
Pire, si la loi exclut les savanes, l’expansion de la culture de soja en Amérique latine pourrait simplement se déplacer des forêts vers les autres écosystèmes.
La régulation doit donc impérativement intégrer les autres écosystèmes, et ce dès le départ.
“Il est essentiel que l’attention portée aux forêts ne mette pas en péril les autres écosystèmes, tout aussi précieux. Alors que la communauté internationale s’émeut chaque année des feux en Amazonie, le Cerrado au Brésil a déjà disparu de moitié dans le plus grand silence. Cette loi doit permettre de protéger les forêts comme les savanes, les tourbières et les prairies et non pas déporter le problème.” rappelle la chargée de campagne forêts tropicales de Canopée, Klervi Le Guenic.
La déforestation est intrinsèquement liée aux violations des droits des peuples autochtones et des populations locales. Ils sont régulièrement victimes de violences, accaparements des terres, et menaces. En 2020, 227 défenseurs de l’environnement ont été assassinés, la pire année jamais enregistrée.
La proposition exige simplement que les commodités soient produites en conformité avec les lois du pays de production. Or, dans de nombreux pays, la législation nationale n’est pas suffisante pour protéger les communautés locales et faire respecter leurs droits. L’exemple du Brésil est révélateur: une série de projets de loi menace en ce moment directement des peuples autochtones (légalisation de l’accaparement de terres, changement de la démarcation des réserves autochtones, ouverture de ces territoires aux projets miniers, …). C’est une conformité avec les traités internationaux de droits humains qu’il faut exiger. La loi doit en particulier prévoir que les droits coutumiers et droits fonciers soient respectés, et un consentement libre et éclairé ait été obtenu.
La loi exempte les entreprises de réaliser un processus de devoir de vigilance si les produits proviennent de pays identifiés comme à faible risque. En l’état, cela pourrait ouvrir la porte à des “blanchiment” à travers des exportations vers un pays considéré comme à faible risque, avant une exportation vers l’UE. Il est donc essentiel, que bien que le processus de vigilance soit allégé pour les pays à faible risque, l’entreprise prouve que les produits n’aient pas été d’abord importés d’un pays à risque.
Les acteurs financiers privés européens ont accordé 7 milliards d’euros à six entreprises majeures de l’agrobusiness responsables de la destruction de forêts en Amazonie, bassin du Congo et Papouasie Nouvelle Guinée entre 2013 et 2019. Les banques BNP Paribas, Rabobank et Deutsch Bank ont notamment été récemment épinglées pour leurs financements de négociants de soja, huile de palme, boeuf, et papier responsables de déforestation et violation des droits humains. Pourtant, aucun devoir de vigilance ne leur est demandé. En 2019, la Commission européenne a souligné l’importance de rediriger la finance privée vers des activités sans déforestation. Après 10 ans d’engagements volontaires, le constat est clair: une législation contraignante est essentielle pour y arriver.
En se concentrant uniquement sur ce qui entre sur le marché européen, la Commission envoie un signal ambigu aux entreprises et passe à côté de l’objectif global de mettre fin à la déforestation dans le monde. En effet, il suffirait aux grands négociants internationaux de segmenter leur marché pour répondre à la demande européenne, tout en continuant à commercialiser des produits issus de la déforestation dans d’autres pays moins exigeants. Il est possible d’éviter cet écueil en introduisant des clauses spécifiques dans la législation permettant de passer du principe “d’approvisionnement propre” pour aller vers celui de “fournisseurs propres”. Ce point pourrait également être traité dans le cadre de partenariat avec les pays producteurs pour les inciter à rehausser le niveau d’exigence et de cohérence des politiques: ce point-clé est lui aussi, insuffisamment développé dans la proposition actuelle de la Commission.
Les hauts niveaux de consommation de ressources naturelles et d’énergie en Europe exercent une pression très forte sur les terres des pays du Sud. Sans une réduction quantitative de la demande, il est illusoire de vouloir mettre fin à la déforestation. Or, le texte de la Commission ne mentionne à aucun moment cet objectif. Un exemple frappant est l’utilisation croissante d’huile de palme et de soja comme biocarburant: un point aujourd’hui absent de la proposition.