Analyses

Loi européenne contre la déforestation : tout comprendre

Si loin et pourtant si près. À travers la consommation de nombreux produits du quotidien, les européens exercent une pression...

Publié le Rédigé par Canopée

Si loin et pourtant si près. À travers la consommation de nombreux produits du quotidien, les européens exercent une pression très forte sur les écosystèmes et les forêts. C’est ce que l’on appelle la déforestation importée. En novembre 2021, la Commission européenne a mis sur la table une proposition de texte de loi pour lutter contre la déforestation. Le but : garantir que les produits que nous consommons ne soient pas liés à la destruction des forêts. Décryptage des enjeux autour de ce texte et des discussions en cours avant son adoption finale.

L’Europe, la plus grande consommatrice de produits associés à la déforestation

Selon Pendrill et al (2020), la consommation européenne de produits agricoles a entraîné une déforestation d’environ 3,5 millions d’hectares entre 2005 et 2017. En proportion de son nombre d’habitants, l’Europe est ainsi le principal contributeur à la déforestation. 

déforestation

Pour répondre à ses hauts niveaux de consommation, la pression exercée sur les terres d’autres pays par l’Europe excède de 40% sa propre surface. Environ 75% des besoins en terres européens sont liés à la consommation de viande mais la part liée à la demande en huile végétale augmente aussi fortement avec le développement des biocarburants. 

Le soja, importé pour alimenter les animaux d’élevage, est la principale matière première entraînant une pression sur les terres. Les impacts sont concentrés en Amérique du Sud, dans les grandes savanes arborées comme le Cerrado ou le Chaco. Les importations d’huile de soja comme biocarburant sont également en hausse depuis plusieurs années.

Les importations d’huile de palme sont également un puissant moteur d’une déforestation qui se concentre, pour l’instant, en Asie du Sud Est avec un risque de déplacement vers l’Afrique et le bassin du Congo. Les importations d’huile de palme comme biocarburant ont explosé entre 2010 et aujourd’hui mais, dans la foulée de la France, l’Europe est en train de refermer ce marché.

De nombreuses autres commodités sont à risque comme les importations de bœuf (pour l’instant limitée), le cacao, le café, le caoutchouc fabriqué à partir de latex d’hévéa, les produits miniers ou certains produits pétroliers ou encore le bois. L’exploitation forestière n’entraîne que rarement une destruction complète et immédiate de la forêt mais elle peut entraîner une dégradation du couvert forestier, particulièrement en forêt primaire, et ouvrir une dynamique de déforestation suite à l’ouverture de routes.

Pour tenter d’enrayer cette déforestation, de multiples initiatives ont vu le jour durant les dernières décennies, tant de la part des Etats que du secteur privé. De la déclaration de New York sur les forêts aux certifications et aux engagements “zéro déforestation” pris par les entreprises, toutes se sont avérées inefficaces. La volonté de l’Union Européenne de légiférer pour mettre fin à cette déforestation importée est donc une excellente nouvelle. 

Les 5 clés pour une loi efficace contre la déforestation importée

1. Protéger les forêts…et les savanes arborées : c’est le point clé qui permettra d’évaluer la pertinence de cette loi. Une définition réductrice des forêts pourrait exclure l’essentiel des volumes de soja que nous importons et qui conduisent aujourd’hui à une conversion massive d’écosystèmes naturels en Amérique du Sud. Le Cerrado par exemple, la savane tropicale la plus riche en biodiversité au monde a déjà disparu de moitié, convertie en vaste champs de soja. Dans cet écosystème, les arbres sont de faible taille et en moindre densité mais les sols constituent un puissant puits de carbone. Si l’Europe décide de ne protéger que les écosystèmes forestiers dont les arbres mesurent plus de 10 mètres de haut (c’est la proposition initiale de la Commission européenne), elle continuera à importer massivement du soja issu de la destruction de ces écosystèmes.

2. Une traçabilité rigoureuse des produits: l’enjeu est ici d’associer un flux d’information aux flux commerciaux de matières premières c’est à dire d’être capable de remonter jusqu’à la parcelle ou la zone de production d’un produit. Couplé à des outils de surveillance satellitaire permettant de vérifier qu’il n’y a pas eu de déforestation, l’ensemble des acteurs d’une chaîne d’approvisionnement pourrait avoir accès à une information fiable et transparente. C’est un élément clé mais qui fait l’objet d’un intense bras de fer avec les négociants de matières premières qui affirment que cela est impossible techniquement et préfèrent mettre en avant des systèmes de certification permettant de mélanger différentes origines de produits. Pour les importations de soja, Canopée a coordonné un groupe de travail qui a élaboré un mécanisme de traçabilité adapté au niveau de risque. Résultat: nous avons prouvé que la traçabilité est possible et peu coûteuse.

3. Renforcer la responsabilité des entreprises et prévoir des sanctions en cas de fraude: rendre disponible une information sur l’origine des produits n’est pas suffisant. Il est indispensable de renforcer les obligations des entreprises à intégrer dans les cahier des charges de leurs fournisseurs des clauses de non-déforestation et surtout à s’assurer qu’elles sont appliquées. L’écueil majeur à éviter est que les pouvoirs publics se contentent de vérifier que les entreprises ont payé des certifications privées pour s’acquitter de leur devoir de vigilance ou encore de limiter l’obligation de responsabilité à la dernière entreprise de la chaîne de commercialisation.  Il est important, pour que le système reste efficace, qu’il n’y ait pas d’exceptions.

4. Lutter contre la dégradation des forêts: l’inclusion du bois dans cette législation soulève la question de la gestion durable des forêts. Avec une définition simpliste de la forêt, il suffit de laisser 10% d’arbres dans une forêt ou de s’engager à replanter des arbres pour pouvoir justifier d’une absence de déforestation. Or, les émissions de gaz à effet de serre liées à la dégradation des forêts sont équivalentes à celles liées à la déforestation. Une curieuse convergence d’intérêt réunit les industriels du bois dans le Bassin du Congo et en Europe qui ne veulent surtout pas de limitation à exploiter des forêts primaires ou à réaliser des coupes rases. L’enjeu est donc non seulement de maintenir la dégradation forestière dans le texte mais aussi de ne pas en vider la substance en considérant que les systèmes de certification sont suffisants pour régler le problème.

5. Inclure le secteur financier: entre 2013 et 2017, les acteurs financiers privés comme BNP Paribas, Rabobank ou Deutsch bank ont accordé 7 milliards d’euros aux principales multinationales responsables de déforestation. Pourtant, aujourd’hui, ces banques considèrent qu’elles ne font pas partie du problème et exercent un lobbying pour être exclues de cette législation. En imposant les mêmes exigences de responsabilité aux banques qu’aux autres entreprises, nous pouvons attaquer le problème à la racine: les financements. 

Images satellites de déforestation en Amazonie brésilienne (Rondonia). Source: NASA

Le point sur les négociations en cours

L’adoption d’une loi européenne est un long parcours d’obstacles, jalonné de différentes étapes où le texte peut être renforcé ou, au contraire, affaibli par les lobbies. 

La première étape, c’est la Commission européenne qui propose un projet de loi. Ensuite, le Conseil de l’Union européenne (qui regroupe les ministres des Etats membres) et le Parlement européen amendent tous les deux le texte. Et à la fin, l’objectif est de négocier un compromis entre les versions du texte du Conseil et du Parlement.

Nous en sommes à la dernière étape: le Conseil a déjà défini sa position en juin (elle va plutôt dans le mauvais sens) et le Parlement européen en septembre (là en revanche, elle est très bonne!). Tout va se jouer pendant le trilogue: les négociations entre Commission européenne, Conseil et Parlement pour trouver un compromis. Pour l’instant, ce n’est pas encore gagné. Même si la position du Parlement est très bonne, le Conseil ne semble pas prêt à faire des compromis si facilement.

Voici un résumé des différentes étapes :

Novembre 2021 – La Commission européenne présente le projet de loi.

 Cela marque un premier bon pas, et on y trouve quelques points importants comme l’exigence d’une traçabilité rigoureuse et la mention de l’importance de lutter contre la dégradation des forêts. Mais de nombreux aspects sont manquants: le périmètre de la loi n’intègre pas les savanes arborées, et rien n’est mentionné concernant la responsabilité des acteurs financiers. Notre analyse détaillée ici.

Juin 2022 – Le Conseil de l’Union européenne adopte sa position sur le texte. 

 Les États membres, au lieu de corriger les lacunes de la proposition de la Commission, en ont détricoté les quelques bons points. La définition de “dégradation des forêts” a par exemple été remplacée par la simple transformation de forêt primaire en plantation. Les exigences de responsabilité ont été limitées aux importateurs, et les distributeurs comme les supermarchés n’auraient plus besoin de s’assurer de l’origine de leurs produits. Comme la Commission, les ministres ont aussi choisi de ne pas élargir le champ de la loi à d’autres écosystèmes que les forêts. Le texte pourrait donc ne pas protéger les savanes du Cerrado, où se concentre le problème de la déforestation liée au soja.

Juillet 2022 – Le Parlement européen adopte une première position au sein de la commission environnement. 

 Avant d’être voté en plénière, le texte est discuté dans différentes commissions. L’avis de la commission environnement est déterminant et…il est plutôt bon! Les amendements votés par les eurodéputés viennent corriger de nombreux points faibles du texte initial:  la protection des terres boisées intègre les savanes forestières, la liste des matières visée par la législation est élargie (viande de porc, ovins, volaille, caoutchouc, maïs…), les exigences de respect des droits humains sont renforcées et le secteur financier est inclus. Les 5 points clés que nous avons identifiés sont globalement pris en compte.

Septembre 2022 – Le Parlement européen vote en plénière

Après le vote en commission, c’est au tour de l’ensemble des députés de se prononcer. Bonne nouvelle, ils ont soutenu les amendements votés en commission environnement. Plusieurs amendements annexes ont été déposés, qui reviennent sur ce qui avait été adopté (exclusion du cuir, mauvaise définition de la dégradation des forêts, renforcement du rôle des certifications). Mais ils ne sont pas passés! Conclusion: c’est une victoire, le texte comprend tous les éléments que nous attendions!

Septembre 2022 à Décembre 2022 – Le trilogue

La dernière étape est la phase de trilogue: le Conseil de l’Union européenne et le Parlement européen, avec l’aide de la Commission, négocient pour tenter de trouver un compromis. On dit de cette phase que “rien n’est décidé tant que tout n’est pas décidé.” En d’autres mots, tout peut se jouer jusqu’au dernier moment. Et c’est ce qui s’est passé: une semaine avant la réunion finale la France n’avait toujours pas pris position pour la protection des terres boisées. Mais grâce à la pression des ONGs et une action de dernière minute, le Ministre de l’Écologie a finalement annoncé son soutien. 6 autres pays suivent dont l’Allemagne, l’Espagne, les Pays Bas et la Belgique. Mais malheureusement, cela n’a pas suffit à peser face à la Commission. Le texte final ne prévoit que la préservation des forêts, les autres écosystèmes ne sont pas pas la loi.