Pour sauver Air France, le gouvernement vient d’injecter 7 milliards d’euros de prêt dans la compagnie d’aviation nationale. Face aux critiques, il s’est engagé à demander des contreparties environnementales, notamment l’utilisation accrue de « biocarburants avancés ». Un plan de sauvetage qui pourrait ouvrir les vannes à huile de palme et entrainer une forte déforestation. Décryptage.
Le secteur de l’aviation n’est pas soumis à l’Accord de Paris. C’est au sein de l’Organisation de l’Aviation Civile Internationale (OACI) que se discutent les règles applicables aux compagnies aériennes. Cette instance spécialisée des Nations Unies est l’une des plus opaques qui soit : elle regroupe des États et des entreprises qui se réunissent exclusivement derrière des portes fermées, à l’abri des regards des ONGs et des médias. En 2016, l’OACI a adopté un mécanisme de compensation et de réduction des émissions de carbone, baptisé CORSIA (Carbon Offsetting and Reduction Scheme for International Aviation). L’objectif : prétendre verdir les conséquences d’une croissance insoutenable du trafic aérien qui pourrait avoir doublé en 2036. Pour cela, les compagnies aériennes misent massivement sur l’achat de crédits carbone forestier et le développement de carburants alternatifs.
En 2017, l’OACI a proposé de fixer des objectifs d’incorporation de biocarburants qui devaient couvrir 50% de la consommation de carburants à l’horizon 2050. Au regard des volumes concernés, seuls les biocarburants à base d’huile de palme (ou de soja) peuvent prétendre répondre à cette nouvelle demande.
La première raison est que l’hydrotraitement (HVO) est la seule technique industrielle à maturité qui permet de produire des carburants répondant aux spécifications de l’aviation.
La deuxième est que l’huile de palme est la moins chère des huiles végétales. L’hydrotraitement permet théoriquement de transformer toutes sortes d’huiles végétales, ou d’huiles usagées, mais la recherche du moindre coût reste décisive dans un secteur hyperconcurrentiel.
Enfin, les volumes d’huile de palme sont disponibles en grande quantité. Il suffit d’étendre les plantations de palmiers à huile en Asie du Sud-Est, en Afrique ou en Colombie. Au détriment des forêts et des terres cultivées par les communautés locales. L’utilisation d’huiles de cuisson usagées, régulièrement mise en avant, est un mirage car les volumes sont bien trop faibles et déjà largement mobilisés pour d’autres usages.
Total ne s’y est pas trompé et a clairement identifié le secteur de l’aviation comme un débouché possible pour les produits issus de la bioraffinerie de La Mède comme le précise le site Internet de l’entreprise : « Par ailleurs, l’activité de jet fuel pour l’aviation civile sera développée. Total en est le seul producteur en France et vise 30 % du marché européen ». Entre 2016 et 2017, le géant de l’énergie s’est associé à ses concurrents pour faire pression sur la Commission européenne, alors en pleine révision de la directive sur les énergies renouvelables. Dans une contribution commune, Total, ENI et Neste Oil demandent à ce que « l’ambition sur l’utilisation des biocarburants dans le secteur aérien soit rehaussée » et réclament « des incitations fortes et spécifiques pour assurer le déploiement à grande échelle de carburants durables alternatifs dans le secteur de l’aviation ».
Ces trois entreprises ont un point commun : elles ambitionnent de prendre le contrôle du lucratif marché européen des biocarburants avec un nouveau procédé, l’hydrogénation, qui permet de transformer de l’huile de palme. Le géant de l’énergie finlandais, Neste Oil, a un coup d’avance sur ce marché où il s’est positionné depuis 2010 mais Total et ENI comptent bien rattraper leur retard, avec deux gigantesques bioraffineries, l’une à La Mède et l’autre près de Venise dont le fonctionnement a commencé ces deux dernières années.
Depuis 2017, les Amis de la Terre France alertent le ministère de l’Écologie – alors sous la responsabilité de Ségolène Royal – sur les conséquences environnementales du projet de Total. A son arrivée, Nicolas Hulot comprend immédiatement l’ampleur du problème et retarde au maximum la demande d’autorisation de fonctionnement de La Mède qui attend sur son bureau. Jusqu’en mars 2018, où il cède aux pressions de l’industriel et de ses relais au sein du ministère des Finances. Le scandale devient public. Mais une autre partie de l’histoire a été beaucoup moins commentée : en décembre 2017, le ministre de la Transition écologique et solidaire signe avec Air France, Airbus, Safran, Suez et Total un « engagement pour la croissance verte relatif à la mise en place d’une filière de biocarburants aéronautiques durables en France ». Cet engagement prévoit que « Total s’engage à fournir des éléments sur les bioraffineries pouvant produire du biocarburant durable en France » et que « l’État étudie la possibilité d’améliorer et de simplifier les conditions de prise en compte des biocarburants dans le cadre UE-ETS aviation et dans le cadre du futur mécanisme mondial de marché CORSIA ».
Face au scandale de la Mède, la pression publique monte très fortement sur le gouvernement qui refuse de remettre en cause le projet de Total. Lors de l’examen du projet de loi de finances 2019, les députés se rebiffent. Au terme d’une campagne de mobilisation de plusieurs mois, coordonnée par Canopée nouvellement créée pour mener cette bataille, les députés votent la suppression de l’indispensable avantage fiscal permettant l’incorporation d’huile de palme dans les carburants routiers.
En 2019, pendant que nous nous battons avec Total pour éviter le sabotage de cette loi, l’entreprise continue d’avancer ses pions dans le secteur de l’aérien. Lors des rencontres économiques d’Aix, Patrick Pouyanné, PDG de Total participe à une table-ronde avec Anne Rigail, directrice générale d’Air France et sème le malaise en proposant d’approvisionner les avions de la compagnie avec les biocarburants produits à La Mède « même s’ils contiennent un peu d’huile de palme durable » . Le PDG de Total ne comprend toujours pas que son opération d’enfumage sur « l’huile de palme durable » ne prend pas et il faudra le double camouflet du Conseil constitutionnel (octobre 2019) puis de l’Assemblée nationale (novembre 2019) pour qu’il commence à en prendre conscience.
Pour tenter de sauver sa bioraffinerie, Total tente une dernière carte : faire passer un coproduit à base d’huile de palme, les Palm Fatty Acid Distillate (PFAD), pour un résidu de transformation. En décembre 2019, Canopée et Mediapart révèlent la manœuvre en cours : le ministère des Finances vient de publier une discrète note des douanes réintégrant les PFAD dans la liste des biocarburants pouvant bénéficier d’un avantage fiscal… alors qu’une note émanant des mêmes services affirmait l’inverse en juin 2019. La manœuvre n’est pas nouvelle : depuis des années, Neste Oil tente de faire passer les PFAD pour des « déchets »et de les faire inscrire dans l’Annexe IXa de la directive européenne sur les énergies renouvelables. Une inscription qui permettrait de faire passer ce produit à base d’huile de palme pour un « biocarburant avancé ». En France, le sujet avait été arbitré lors de l’élaboration de la stratégie nationale de lutte contre la déforestation importée qui a acté, en novembre 2018, que les PFAD sont bien des biocarburants de première génération qui présentent les mêmes risques de déforestation que l’huile de palme brute. Une décision prise qui avait été difficile à avaler pour Total. Seulement, à cette date, les députés n’avaient pas encore voté la fin de l’avantage fiscal pour l’utilisation d’huile de palme dans les biocarburants.
Depuis la révélation de cette manœuvre, Élisabeth Borne, ministre de la Transition écologique et solidaire refuse de se positionner clairement. Le gouvernement attend la décision du Conseil d’État : saisi en référé par Canopée et les Amis de la Terre France, les sages se sont engagés à rendre leur décision avant l’été. C’était avant la crise sanitaire liée au coronavirus.
L’incertitude sur le statut des PFAD pourrait profiter à Total pour accéder au marché des biocarburants aériens. Le 27 janvier 2020, un appel à « manifestation d’intérêt pour des projets de création d’unités de production de biocarburants avancés pouvant être utilisés dans l’aéronautique » est lancé par le ministère. Les critères de sélection mentionnent que « les biocarburants d’aviation devront prioritairement être produits à partir de ressources listées à l’annexe IX de la directive énergie renouvelable (2018/2001/CE), et en particulier de l’annexe IX A. Des résidus de transformation pourront également être utilisés, pour la fabrication d’isobutène biosourcé. »
Si Total n’a pas l’assurance de réussir à faire passer les PFAD dans l’annexe IXa dans les prochaines années, la faille est évidemment dans le mot « prioritairement » qui ouvre la possibilité à l’entreprise de candidater en expliquant que les PFAD s’intègrent pleinement dans l’esprit de cet appel à projet puisqu’ils sont considérés par le gouvernement comme des « résidus » et qu’ils s’inscrivent dans une logique d’économie circulaire.
Dans un courriel daté du 4 février suite à notre demande de clarification, le cabinet d’Elisabeth Borne botte en touche : « ce sera de la responsabilité de Total de déterminer s’ils souhaitent se porter candidats ou non. Si tel était le cas, il faudrait qu’ils respectent les critères du cahier des charges et donc que ces biocarburants soient produits principalement à partir de ressources listées à l’annexe IX ».
Alors que le gouvernement entretient la confusion sur le statut des PFAD, le plan de sauvetage d’Air France vient replacer l’enjeu de la définition de ce que sont les « biocarburants avancés » au cœur du débat. Présenté comme une condition environnementale, le développement des « biocarburants avancés » dans l’aviation pourrait ouvrir les vannes à une utilisation massive d’huile de palme, sous forme de PFAD. Le plan de sauvetage d’Air France pourrait ainsi se doubler d’un plan de sauvetage de Total et d’un plan de disparition accélérée des forêts tropicales.